Au Seuil du Rêve-Première partie 01

Au Seuil du Rêve
Roman
Première partie
Traduction en français
À ma mère
Qui m’a accompagné par ses sacrifices silencieux et sa foi profonde à chaque pas que j’ai entrepris.
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✍️ Mot aux lectrices et aux lecteurs
Cette histoire se déroule en Syrie, dans les années soixante-dix, à une époque ballottée entre de profonds bouleversements sociaux et une immobilité politique étouffante.
Elle retrace le parcours d’un jeune homme rural, en quête d’un chemin propre, partagé entre traditions et modernité, entre les attentes de la famille et les élans du cœur, dans un monde aux contours instables.
Les lieux où se nouent les événements — de la petite boutique de tissus dans les ruelles de la vieille Damas aux venelles étroites de son village natal — ne sont pas de simples décors figés, mais de véritables miroirs de tensions intérieures invisibles.
L’opposition entre ville et campagne, entre savoir et nécessité, entre liberté et soumission, constitue la toile de fond affective et politique de ce récit.
Aux portes du rêve n’est pas un manifeste politique, mais recèle en filigrane le frisson discret d’une société qui élève sa jeunesse dans l’ombre de l’angoisse et de l’incertitude.
C’est l’histoire d’un chercheur de voie, et celle d’un espoir qui se lève contre tout ce qui voudrait l’étouffer et l’éteindre.
Je vous invite à entrer dans ces mondes avec des cœurs ouverts et des regards attentifs — vous y trouverez peut-être l’écho d’une mémoire qui vous appartient, à la fois lointaine… et toute proche.
–– Numan albarbari
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Traduction française
Avant de commencer
Numan rentrait chez lui après plus d’une semaine chargée d’examens, passée dans son école privée au cœur de Damas, les yeux encore alourdis d’une fatigue tenace — comme si les jours lui avaient arraché une sérénité qu’il ne percevait que lorsqu’il retrouvait sa maison.
Son retour semblait une attente silencieuse au seuil d’un moment décisif, une écoute intérieure du verdict avant qu’il ne soit proclamé.
Ici, sur la frontière entre capitale et campagne, la lumière ralentit avant de se lever, et l’âme hésite avant de plonger dans son destin.
Ce ne sont pas seulement deux espaces séparés par la géographie, mais un abîme invisible, une faille intime qui palpite à chaque battement du cœur.
La capitale avait été pour lui l’arène de l’étude et de l’épreuve tout au long de l’année : le cœur du combat contre lui-même.
La campagne, elle, était le retour à la tendresse, à la mémoire, à l’essence simple de la vie.
Pourtant, son cœur portait cette fois quelque chose d’étrange, un sentiment inédit : un mélange de doute troublant et d’espérance légère, comme un fil de lumière s’infiltrant dans l’ombre du doute.
Le crépuscule dans sa ville de Douma, aux portes de la Ghouta damascène, se déployait sur la tiédeur du soir brillant, comme pour préparer son retour.
Les lueurs timides de la ruelle étroite scintillaient, éclairant d’une clarté fragile le chemin vers le quartier de la « Sâha », avant de s’éteindre peu à peu.
Malgré l’épuisement qui rongeait ses pensées avant même son corps, il portait en lui une impatience difficile à définir.
À peine franchit-il le seuil de la maison, qu’une voix familière, telle une chanson qu’il avait tant attendue, glissa jusqu’à son oreille :
— « Numan ! Enfin tu es là, lumière de mes yeux… Dis-moi, la fatigue t’a-t-elle vaincu après cet examen ? »
Un sourire las se dessina sur son visage, mais ses yeux brillaient d’une lueur de joie discrète, comme s’il la cachait. D’une voix faible, il murmura :
— « Oui… c’était épuisant, maman. Mais je ne sais pas… je sens qu’un changement s’est produit en moi. La réussite est proche, je la sens ! »
Alors, son visage s’illumina comme une lampe à huile ancienne dans l’obscurité de l’âme.
Elle s’avança vers lui et l’enveloppa de cette tendresse qu’une mère seule peut offrir.
Elle lui souffla à l’oreille, le serrant contre elle :
— « Tu es notre héros, Numan… notre fierté. Nous avons peiné en te regardant grandir dans nos rêves, et patienté jusqu’à ce moment. J’ai foi en toi, et je sais que tu atteindras quelque chose qui sera à la mesure de ton effort et de ta noblesse. »
Les paroles de sa mère palpitaient d’une foi platonicienne en la bonté absolue : la mère devenait miroir du rêve, pivot de l’espérance, centre de gravité affectif.
À cet instant, lorsqu’elle l’étreignit en lui disant : « Tu es notre héros », le crépuscule ne fut plus un simple décor reflété à l’horizon lointain, mais devint un moment existentiel où la vie prenait soudain un sens.
Ses mots glissèrent jusqu’au cœur de Numan, l’ébranlant en profondeur. Elle avait toujours cru en lui, en ses capacités, en ses rêves.
Elle avait placé tout son espoir dans ce fils, malgré les duretés et les complexités de l’existence.
C’est alors que son père apparut sur le seuil de la pièce, attiré par les voix. Il portait ses habits de maison simples, comme à son habitude les jours de repos.
Mais ses traits exprimaient la fierté et la chaleur d’un père qui voyait en son fils le prolongement de son propre espoir.
Il s’approcha et dit d’une voix basse, pleine de fierté :
— « Je suis fier de toi, Numan… Mais je sais que tu ne t’arrêteras pas là, n’est-ce pas ? »
Numan leva les yeux vers lui, puis vers les mains de sa mère qui l’enlaçaient encore, et sentit qu’il se tenait vraiment au seuil de la décision la plus importante de sa vie : réaliser son rêve, et celui de sa famille.
Un silence dense passa, puis il déclara, avec une voix remplie de certitude :
— « Enfin j’ai pris ma décision, père, mère… Je poursuivrai mes études après les résultats, et je me préparerai à entrer à la faculté d’ingénierie.
Je ne suis plus hésitant… Je donnerai tout ce que j’ai, et je serai — un jour — le meilleur sur ce chemin. »
Leurs visages s’illuminèrent de joie. C’était l’annonce non seulement d’un choix scolaire, mais de l’indépendance de l’âme, de la maturité du rêve, de la naissance d’un « choix ».
Les parents échangèrent un regard silencieux, puis son père dit :
— « Alors, Numan… nous serons avec toi à chaque pas. C’est ton rêve, et nous sommes fiers de toi et de tout ce que tu deviendras. »
Numan sourit, et dans ce sourire tremblait une impression de délivrance.
Sa décision devenait sienne, mais aussi celle du cœur de ses parents. Dans les yeux de chacun brillait une jubilation secrète, comme s’ils recevaient l’annonce d’un sauvetage après un naufrage.
C’était un rêve qui naissait d’un seul être, mais qui s’élargissait pour englober les siens.
Peut-être cette décision marquerait-elle le début d’une suite de défis, de rencontres capables de transformer son destin, ou de chutes qui remodeleraient son image de lui-même.
Mais une certitude demeurait : cet instant était le premier de ses pas aux portes du rêve, un repère immuable auquel il reviendrait toujours pour se dire :
« C’est là que tout a commencé. »
Puis il ajouta :
— « Merci à vous deux… Tout ce dont j’ai besoin, c’est de vos prières… et de votre encouragement. »
En ce moment-là, dans la chaleur de la famille, Numan sentit qu’il était prêt à transformer sa vie — non seulement pour lui-même, mais pour faire rayonner une lumière dans le ciel de ceux qu’il aimait, comme il avait toujours choisi de le faire… en marchant vers le meilleur.
Préface
La boutique ne s’imprime pas dans sa mémoire comme un simple lieu de travail, mais comme une structure affective profonde, un petit sanctuaire où s’accumulent les souvenirs et où palpite le souffle du passé, de l’histoire et du labeur incessant.
Les étoffes, avec leur rudesse et leur douceur, leurs couleurs et leurs fils, incarnaient la dualité de la vie de Numan : entre rêve et réalité, entre ambition et nécessité.
Dans les recoins de cette vieille échoppe, nichée au cœur de Damas, parmi les caisses de bois et de carton débordant de tissus — certains ficelés fermement de toile de jute, d’autres tombant avec souplesse sur les étagères — s’amorça l’histoire d’un jeune homme à l’aube de sa vie.
Car cette boutique, située dans le souk al-Harîqa, n’était pas un simple lieu d’occupation estivale : elle ressemblait plutôt à une halte où il puisait l’espérance nécessaire pour avancer sur le chemin d’un avenir rêvé.
Numan approchait de sa vingt et unième année. Né dans un village pauvre et pieux, il était l’aîné de ses frères, le premier petit-fils de ses grands-parents, et le seul à poursuivre ses études dans une maison où l’instruction n’était point une voie aisée, mais plutôt une traversée dans les étroits défilés de la vie et de ses rigueurs.
Son père, barbier, peinait dans une échoppe minuscule dont le revenu ne suffisait guère à nourrir onze bouches. Sa mère, quant à elle, passait les heures du jour, de l’aube au crépuscule, penchée sur une vieille machine à broder, tissant des motifs damascènes authentiques sur les tissus dans l’art traditionnel de « l’Aghbani », tentant ainsi de combler ce qui manquait aux dépenses du foyer.
Dès ses premiers éveils de conscience, Numan savait que le chemin du savoir ne se pavait pas de bonnes intentions seules, mais qu’il était une route escarpée, alourdie de sacrifices et d’exigences financières.
L’étude coûtait cher, trop cher pour un adolescent issu d’une famille laborieuse. C’est pourquoi il avait commencé à travailler tôt, sitôt achevies ses classes primaires, afin de subvenir à ses besoins et d’assurer le minimum pour son parcours scolaire.
Depuis ce premier été, il s’était trouvé engagé dans un métier qui ne lui ressemblait pas, sans rapport avec ses rêves, mais qui constituait l’unique issue devant lui, car il n’avait pas le luxe de choisir son travail ni de varier ses expériences.
Il était contraint de travailler, non par goût, mais par une nécessité impérieuse, afin de poursuivre ses études secondaires.
Or, cet été-là s’annonçait différent : il avait choisi de travailler chez le vieux Hajj Abû Mahmûd.
Abû Mahmûd était un homme avancé en âge, austère, peu loquace, qui ne déviait jamais de la routine de son quotidien. Il vénérait l’ordre, se défiait des chiffres, et ne se fiait à aucune transaction commerciale ou comptable tant qu’elle n’était pas consignée et organisée par l’encre et le papier, même s’il était capable de la mémoriser ou de la résoudre mentalement en un clin d’œil.
Chaque matin, à huit heures précises, le sieur Abû Mahmûd franchissait le seuil de la boutique. Il en inspectait la propreté, vérifiait l’ordre des étoffes, scrutait les moindres détails, puis consignait et dictait à voix basse à son employé le plan de travail de la journée.
Un mois s’était écoulé depuis que Numan avait commencé à travailler avec le Hajj Abû Mahmûd. Il était le seul employé de cette échoppe, ayant pris ce poste après avoir terminé ses examens de terminale. En peu de temps, il avait montré une compétence remarquable, dont tous ceux qui l’entouraient avaient pris note.
Son unique moteur était ce vœu simple qu’il portait en lui : réussir, exceller, entrer à l’université, changer son destin et, peut-être, offrir à sa famille un lendemain meilleur.
Lorsque les résultats furent publiés, il se compta parmi les admis.
Numan n’était pas au premier rang des étudiants, mais il avait franchi l’examen avec succès.
Et même si ce succès n’était pas celui qu’il avait rêvé ou espéré, il suffisait pour poser son premier pas sur la voie.
Ce matin-là, il entra dans la boutique avec son relevé de notes à la main, et dans ses yeux se mêlaient tension et joie.
Dans son cœur résonnait une question intime et épineuse :
« Ces notes suffisent-elles vraiment ? Ce succès peut-il être qualifié de véritable réussite ? Est-ce là le fruit digne de tous les efforts que tu as consentis jusqu’à présent ? »
Mais une voix douce, intérieure, lui murmura avec chaleur :
« Tu es le seul de la famille à avoir poursuivi tes études. Chaque note inscrite sur ce relevé est une victoire authentique pour toi. »
Abû Mahmûd lut le relevé en silence, puis ses lèvres s’ouvrirent sur un sourire discret et il dit :
— Félicitations pour ta réussite.
Il tendit alors la main vers un coffre de fer, en sortit trois billets de cent livres, et les glissa dans la poche de Numan en ajoutant :
— Tu mérites bien une journée de congé…!
Mais, après un court silence, il reprit :
— Passe d’abord chez le sieur Abû ‘Alî, sur la place al-Marja. Achète-lui deux plateaux des plus fines pâtisseries. Dis-lui que tu viens de ma part, et il choisira pour toi ce qui sied à une telle réussite. Que nous célébrions d’abord avec les voisins et moi, puis apporte l’autre plateau chez toi, afin de fêter cela comme il se doit avec ta famille.
Ces trois cents livres équivalaient à un mois entier de salaire.
Et tandis que Numan marchait vers al-Marja, une interrogation le traversa :
« Dépenser le fruit d’un mois de labeur en une seule journée de fête ? »
Mais il ne tarda pas à éteindre cette voix hésitante, se rappelant que c’était le maître de l’argent qui en avait décidé ainsi, et que célébrer la réussite n’était plus un luxe, mais un droit acquis.
Numan revint avec trois boîtes de douceurs damascènes qu’il déposa sur le bureau.
Abû Mahmûd esquissa un sourire et dit :
— Avant de les ouvrir… prends ceci pour toi !
Et de son coffre, il sortit trois autres billets qu’il lui remit avec un sourire.
— Mais, maître… c’est trop ! s’exclama Numan avec étonnement.
Il lui répondit :
— Non, ustâdh Numan, ce n’est pas trop pour celui qui a réussi et qui s’est distingué. Tu as réjoui mon cœur… Combien j’aurais voulu, dans ma jeunesse, donner à mes parents une joie semblable par ma réussite, comme tu l’as fait aujourd’hui, mais je n’y suis jamais parvenu.
Pour la première fois, Abû Mahmûd ouvrait son cœur. Il sortait de son silence mesuré, révélant une fragilité humaine longtemps dissimulée.
Lorsqu’il dit : « Que n’ai-je tant souhaité d’apporter à mes parents la fierté d’une réussite semblable… Que de fois j’ai essayé ! Mais je n’y suis pas arrivé », il faisait tourner à nouveau la roue du temps. Son passé se mêlait à l’histoire de Numan, comme s’il voyait en lui une version de lui-même qu’il n’avait pas pu être.
Ainsi, sa décision de célébrer ne relevait pas d’un simple élan de joie passagère, mais prenait valeur de symbole : une vieille boutique, au cœur d’un marché ancien, se transformait en lieu de fête, non pour une transaction fructueuse ou un gain matériel, mais pour la croissance d’un être humain.
Abû Mahmûd se leva et déclara :
— Allons, invitons quelques voisins et fêtons cela comme il se doit.
Ce jour-là, en un été de Damas, la boutique des étoffes anciennes ne fêta pas une bonne affaire, mais un rêve qui commençait à grandir : celui de Numan, le garçon de la campagne, avançant d’un pas nouveau vers un avenir qu’il avait tant attendu.
À cet instant, un homme d’une quarantaine d’années entra, vêtu d’un costume noir, d’une chemise grise et d’une cravate dont la teinte oscillait entre le gris et le noir.
À ses côtés l’accompagnait une jeune fille à la peau claire, presque de l’âge de Numan, vêtue d’une jupe noire courte et d’un pull gris à manches courtes, tenant à la main un échantillon de tissu.
L’homme salua d’une voix calme :
— As-salâm ‘alaykum.
Abû Mahmûd répondit de sa voix grave et posée :
— Wa ‘alaykum as-salâm wa rahmatullâh wa barakâtuh.
Puis il regagna son bureau, tandis que Numan s’apprêtait à sortir pour accomplir ce qu’il avait convenu avec son maître.
Mais le Hajj l’interpella d’une voix claire :
— Sayyid Numan, s’il te plaît… accueille ces clients et aide-les.
Numan, déjà sur le seuil de la boutique, fit demi-tour à pas rapides et se plaça derrière le comptoir, souriant, tandis qu’il s’adressait à l’homme :
— Soyez le bienvenu, monsieur. Comment puis-je vous aider ?
Chapitre premier – Le début – 01
Ses paroles s’adressaient à l’homme, ses mains appuyées sur la longue table de vente qui les séparait.
Il ne regardait ni la jeune fille, ni l’échantillon de tissu qu’elle lui tendait, les yeux brillants d’un défi discret, tandis qu’elle disait d’une voix assurée :
— Nous cherchons depuis ce matin un morceau de tissu qui corresponde exactement à celui-ci, en couleur, texture et matière.
Mais Numan, immobile et ferme, poursuivit son discours à l’homme sans tendre la main vers elle :
— Excusez-moi, monsieur, nous ne vendons le tissu qu’en gros ou demi-gros, pas au détail.
La jeune fille intervint, parcourant du regard les piles et les étagères, et protesta :
— Mais quelqu’un nous a dirigés vers vous et nous a assuré que vous étiez spécialisés dans ce type de tissu, et que nous trouverions chez vous ce que nous cherchons.
Numan répéta son excuse à l’homme avec la même tranquillité :
— Excusez-moi, comme je vous l’ai dit, monsieur, nous ne vendons pas au détail.
La jeune fille se hérissa, et la colère perça dans sa voix lorsqu’elle s’écria :
— Ne nous est-il même pas permis de regarder ?! Peut-être avons-nous trouvé ce qu’il nous faut chez vous, ou bien vous vous croyez au-dessus des autres !
Mais Numan ne se détourna pas, restant maître de son calme, et dit pour la troisième fois, en s’adressant à l’homme :
— Monsieur, s’il vous plaît…
La jeune fille l’interrompit avec nervosité, sa voix montant encore d’un ton :
— Là ! Ce tissu sur l’étagère ! Oui ! C’est exactement ça ! Papa, c’est ce que je cherche !
Et malgré ses cris, Numan continua de parler à l’homme avec une sérénité presque surprenante :
— Je vous prie de m’excuser, monsieur, mais nous ne vendons qu’en gros.
La jeune fille s’emporta davantage, désignant le tissu du doigt et s’écriant :
— Descends-moi cette étoffe ! … Allez ! … Bouge ! … Pourquoi restes-tu là comme ça ?! … Es-tu stupide ? … Ne m’as-tu pas entendue ?!
De loin, le Haj Abu Mahmoud observait la scène en silence, avec cette sagesse qui ne le quittait jamais.
Numan dit avec une gentillesse qu’il ne perdait jamais :
— Monsieur, je peux vous écrire le nom d’un des commerçants au détail proches du marché d’al-Hariqa. C’est le seul dans ce quartier qui achète ce type de tissu… Vous trouverez chez lui ce que vous cherchez.
L’homme hocha la tête en signe d’accord et répondit :
— Oui, s’il te plaît.
Il prit le papier des mains de Numan et le remercia avec courtoisie. Puis il saisit la main de sa fille, prêt à partir, mais elle retira sa main avec insistance et dit :
— Nous devons vérifier d’abord !
Puis elle s’approcha de Numan et s’écria au visage du jeune homme :
— C’est moi qui parle ! Pas mon père ! Es-tu aveugle ? Ou sourd ? Ou bien ne comprends-tu pas ?
Malgré l’insulte, le visage de Numan resta souriant et poli, comme si son silence portait un poids plus lourd que n’importe quelle parole.
Et c’est ce silence qui attisa la colère de la jeune fille. Elle laissa éclater une avalanche de jurons dans un ton qu’il n’avait jamais entendu auparavant : des mots désordonnés et rapides, dont la plupart lui étaient incompréhensibles, mais dont l’impact lui frappait le visage comme une série de gifles.
Pourtant, il ne perdit pas son contrôle ; il était comme un mur recevant silencieusement la pluie, sans jamais révéler de faiblesse.
D’un ton calme, il dit :
— Puis-je vous rendre un autre service, monsieur ?
À ce moment, la colère de la jeune fille atteignit son paroxysme. Elle se tourna vers le Haj Abu Mahmoud et lança d’une voix acérée :
— N’auriez-vous pas trouvé un employé plus intelligent que cet idiot ?! Damas serait-elle dépourvue de travailleurs que vous deviez utiliser ce simple d’esprit ?!
Alors le Haj Abu Mahmoud s’avança avec ses pas mesurés et dit avec une douceur capable de contenir la colère :
— Soyez les bienvenus ! Je suppose que vous êtes arrivés à Damas après un long voyage et que vous êtes peut-être fatigués. J’espère que vous accepterez notre invitation à prendre une tasse de thé, afin que nous puissions nous reposer un peu et discuter calmement.
La jeune fille répondit avec une émotion intense :
— Merci pour cet accueil ! Il est clair, rien qu’à la façon dont votre employé nous a traités, comment vous recevez les invités dans votre ville !
Le Haj répondit, gardant son ton doux :
— Je vous prie de ne pas juger trop vite, chère demoiselle. Ce jeune homme devant vous est en réalité poli et bien élevé, mais il n’a jamais eu affaire à des jeunes filles, car elles n’entrent jamais dans notre magasin. Comme M. Numan vous l’a dit, nous ne vendons qu’au détail en gros, et nos interactions se limitent aux commerçants seulement.
Elle cria :
— Cela ne me concerne pas ! Je paie de mon argent ! Et vous, en tant que propriétaire du magasin, vous devriez veiller à vendre votre marchandise, et lui, en tant qu’employé, devrait s’occuper des clients !
Le Haj répondit avec douceur :
— Vos paroles ont du sens, mais je n’ai vu de ce jeune homme que de la politesse. Même si vous lui avez dit des choses blessantes, il n’a commis aucune erreur. Je vous prie d’excuser ce malentendu.
Puis il désigna le plateau de douceurs et ajouta :
— À propos, aujourd’hui est un jour spécial pour nous dans ce magasin. M. Numan a réussi ses examens du baccalauréat scientifique, et il nous a apporté ces douceurs pour que nous célébrions. Nous devions inviter les voisins pour fêter cela, mais puisque vous êtes arrivés avant eux, soyez les bienvenus parmi nous.
La jeune fille se tut un instant, puis dit d’une voix basse :
— Non… non, merci. Nous voulons seulement acheter le tissu, et nous partirons immédiatement.
Le Haj répondit calmement :
— Comme vous voulez !
Puis il retourna à son bureau.
Elle s’avança vers lui, changeant légèrement de ton :
— Ne demanderez-vous pas à votre employé de nous vendre un morceau de ce tissu ? Ou bien ne vous entend-il pas… ou attend-il un ordre qui ne viendra jamais ?
Il lui répondit :
— Nous vous prions de nous excuser. Nous n’avons pas de registre de ventes au détail, et les restes ne sont pas vendus ici.
Elle murmura en regardant Numan :
— C’est certain, personne n’achètera quoi que ce soit chez vous tant que vous agirez ainsi…
Puis elle se tourna vers le Haj et déclara :
— Très bien, j’achèterai le tissu en entier. Descendez-le pour moi.
Le Haj demanda à Numan d’exécuter l’ordre. Celui-ci prit le tissu, le posa sur la table devant son maître, puis retourna à sa place, les yeux rougis comme s’ils cachaient une larme qui refusait de tomber.
La jeune fille examina le tissu, en enroula un morceau autour d’elle, puis se regarda dans un petit miroir qu’elle sortit de son sac. Elle se tourna vers son père, les yeux parlant un long dialogue que lui seul pouvait entendre, et murmura :
— Voilà, papa… exactement comme je le voulais.
L’homme sortit son portefeuille et tendit un paquet d’argent au Haj, mais le prix était élevé, et la somme qu’il présenta ne suffisait pas. Il demanda à revenir payer après être allé à la voiture.
La jeune fille prit alors les devants et dit à Numan sur un ton autoritaire :
— Porte le tissu à la voiture, nous paierons là-bas.
Numan resta un instant figé. Comment pouvait-il faire cela après tout ce qui avait été dit ?
Pourtant, il réprima tout ce qu’il ressentait et cacha chaque étincelle qui brûlait dans sa poitrine.
L’homme le regarda avec douceur et dit :
— S’il vous plaît, pourriez-vous nous aider à porter le tissu ? Nous ne vous retiendrons pas, la voiture est proche.
Numan leva les yeux vers son maître, comme pour demander sa permission, puis répondit calmement :
— Vous pouvez louer un des porteurs là-bas.
Le vieux marchand hocha la tête avec un sourire :
« Inutile d’appeler les porteurs, Numan. Ce n’est qu’une seule étoffe, légère à porter comme tu le vois… Mets simplement le tissu dans la voiture, reçois le reste de la somme, puis reviens vite. »
Puis l’homme ajouta :
« Je vous prie, monsieur Numan. »
Numan baissa la tête et se répéta silencieusement :
« Il suffit de… mettre le tissu dans la voiture… de recevoir l’argent… et de revenir vite. »
Il hésita un instant, puis porta le tissu, alourdi par le silence et l’embarras, et sortit derrière l’homme à pas lents.
La jeune fille les avait déjà précédés, marchant avec assurance, comme si ses yeux lançaient un défi muet : « Suis-moi… » Elle avançait devant lui, comme pour traîner derrière elle ce qu’elle considérait comme son bien.
Chapitre deux – Au-delà du supportable 02
Il était deux heures de l’après-midi, et Numan n’était toujours pas revenu au magasin. L’heure de la sieste était venue, et les boutiques de gros avaient fermé leurs portes, comme à l’accoutumée dans ce marché ancien de Damas.
Trois heures de repos après le déjeuner s’étaient écoulées lourdement pour le Hajj Abou Mahmoud. Pendant ce temps, le marché avait lentement retrouvé son pouls.
Il descendit de sa mezzanine et trouva la porte toujours fermée, comme si l’absence avait duré une éternité. La scène l’arrêta un instant, puis il s’approcha et ouvrit la porte de la main, tendant la tête à l’extérieur pour regarder à droite et à gauche, comme s’il cherchait un fantôme récemment parti.
Puis il entra à pas lents, inspectant les recoins et la réserve, appelant sans voix, car aucune trace de Numan ne se faisait sentir.
Il s’assit derrière son bureau, retournant ses pensées et fixant le silence, rien ne remplissant l’espace à part les aiguilles de l’horloge qui mordaient les minutes lentement. Il reçut quelques clients à contrecoeur et retarda l’exécution de leurs commandes, comme s’il ne voulait rien accomplir en l’absence de son employé.
L’attente s’éternisa, et les heures semblaient le dévorer, jusqu’à ce que Numan apparaisse enfin.
Il entra à pas lourds, le visage pâle d’une étrange façon, comme si des années entières avaient passé sur lui, lui arrachant quelque chose d’irréparable.
Ce n’était pas seulement la fatigue qui pesait sur lui, mais un sentiment profond d’humiliation qui frappait à la fois son cœur et son esprit.
La fatigue physique marquait ses traits, mais à l’intérieur, une blessure invisible continuait de saigner et de brûler intensément.
L’horloge indiquait sept heures et demie du soir lorsqu’il posa l’argent sur la table du bureau devant son maître, en silence.
Le Hajj leva les yeux vers lui, un mélange de surprise et d’inquiétude sur le visage, et dit d’une voix douce :
« Où étais-tu, mon garçon ?… Pourquoi as-tu pris autant de temps ?… Que s’est-il passé ?… »
Mais Numan ne répondit pas. Il se dirigea calmement vers le petit réfrigérateur, prit une bouteille d’eau et but d’un trait, puis resta assis un instant sans prononcer un mot. Ensuite, il se leva et commença à se préparer pour fermer le magasin, comme s’il voulait tirer le rideau sur cette journée le plus vite possible.
C’était une longue journée… exceptionnelle à tous égards. Lorsque l’horloge approcha de huit heures du soir, le Hajj fit ses adieux et quitta les lieux pour rentrer chez lui, laissant derrière lui Numan terminer les préparatifs de la fermeture.
Numan ferma soigneusement le magasin, verrouilla la porte principale, puis vérifia les serrures latérales depuis l’extérieur. Il se retourna une dernière fois vers l’intérieur, puis s’avança en traînant ses pieds fatigués vers l’arrêt de bus.
Il monta dans le bus et s’assit près de la fenêtre, fixant en silence l’obscurité à travers le verre rayé, comme s’il cherchait dans les ténèbres des images qui emplissaient son esprit et que lui seul pouvait voir. Tandis que le conducteur se préparait à démarrer, le Hajj Abou Mahmoud monta soudainement, comme à la recherche de quelqu’un.
Numan était là, mais il n’y prêta pas attention, ni à son maître ni à quiconque se trouvant dans ce bus ; il continuait de regarder l’obscurité derrière la vitre, immobile.
Le Hajj s’assit à côté de lui, sans prononcer un mot.
Numan restait perdu dans ses pensées, les yeux suspendus à quelque chose d’invisible, quelque chose sans nom ni forme. Le contrôleur s’approcha pour collecter le tarif ; le Hajj sortit calmement son argent et fit un signe au contrôleur en disant :
« Deux passagers. » Et il n’ajouta rien.
Une heure passa presque entièrement dans le silence, maître incontesté du bus. Lorsque la station où le Hajj devait descendre approcha, il dit d’une voix forte au conducteur :
« Prochaine station, s’il vous plaît. »
Numan se tourna vers lui, stupéfait, incapable de dissimuler sa surprise. Ce n’est qu’à ce moment qu’il comprit que son maître était resté assis à ses côtés tout ce temps. Ce constat accroît encore sa confusion ; son regard devint une question silencieuse sans réponse.
Le Hajj lui murmura, se préparant à descendre :
« J’ai payé ton billet… »
Puis ajouta avec une douceur que sa voix ne perdait jamais :
« N’oublie pas de prendre les deux plateaux de friandises pour la maison… »
Il s’apprêtait à descendre, mais s’arrêta soudain, se tourna vers lui avec un sourire radieux et dit :
« Et prends bien soin d’eux ! Pour ne pas les oublier… comme tu les as laissés dans le magasin tout à l’heure ! »
Puis il lui fit signe de la main en guise d’adieu, laissant derrière lui une empreinte chaleureuse qui résonna dans le cœur du jeune homme, comme un pardon silencieux et inoubliable.
Chapitre Trois – Dans les bras de la famille 03
Numan rentra chez lui comme à son habitude à une heure tardive du soir, entouré par les ombres de la fatigue et les fils de la nostalgie. Sa mère l’accueillit à la porte avec un sourire chaleureux qu’elle avait attendu longtemps pour voir fleurir sur son visage. Elle ne l’attendait pas pour lui reprocher son retard, mais pour lui offrir la joie du cœur en cette nuit de réussite.
Son visage fatigué semblait lumineux, comme si la lassitude elle-même était parée de l’ornement de l’amour, après avoir passé la journée à préparer une table digne de son fils studieux, celui que l’effort n’avait pas brisé mais affiné.
Ses petits frères et sœurs se pressaient autour d’elle, suivant du regard chacun de ses pas et respirant les effluves des plats qui s’échappaient des portes et des fenêtres, comme s’il s’agissait des prémices d’un jour de fête. Ils n’attendaient pas seulement le dîner, mais le moment de retrouvailles et la joie de la victoire de Numan.
Il pénétra dans la maison d’un pas lourd, salua d’une voix faible, trempée de fatigue et de désarroi… Mais lorsque ses yeux rencontrèrent le visage lumineux de sa mère et les visages rayonnants de ses frères et sœurs, il sentit une chaleur se répandre dans sa poitrine, chassant la fatigue et l’amertume. Il esquissa un sourire timide et tendit les deux plateaux de friandises comme pour leur offrir son cœur chargé de reconnaissance.
À peine les enfants virent-ils les friandises que des cris de joie éclatèrent, et ils se précipitèrent vers elles, abandonnant la table qu’ils attendaient depuis si longtemps. Sa mère tenta de maîtriser la scène, levant l’un des plateaux et disant avec douceur :
« Ce plateau suffit pour tout le monde… peut-être pour deux jours ou plus ! »
Mais les enfants étaient déjà perdus dans un monde de sucre et d’émerveillement.
Numan demanda à sa mère de leur laisser cette liberté pour la soirée, puis s’assit à côté d’elle pour dîner tranquillement, ses yeux parcourant les visages de ses jeunes frères et sœurs, illuminant en lui des lueurs de satisfaction.
Sa mère lui dit en lui tendant le pain :
« Mon bonheur est indescriptible, mon fils, tu as relevé ma tête bien haut. »
Il répondit en souriant et en désignant ses frères et sœurs :
« Ici, avec eux, je trouve le vrai bonheur… Regarde comme ils expriment leur joie ! »
Sa mère rit et dit :
« Ils ont attendu des heures pour le repas, respirant son parfum avec leurs nez, me regardant avec leurs yeux, et puis ils l’ont tout laissé de côté pour les friandises de ta réussite. »
Sa sœur aînée intervint fièrement :
« Mais moi aussi, je t’ai aidée, maman, n’oublie pas ! »
Et son petit frère répliqua :
« Et moi, je suis allé à l’épicier acheter l’huile d’olive ! »
Puis, les frères à tour de rôle racontèrent leurs contributions, chacun levant le drapeau de sa participation à sa manière.
Numan éclata de rire et dit spontanément :
« Vous êtes les meilleurs frères du monde… merci à vous, et merci à toi, maman, et à toi aussi, papa. Sans votre soutien, votre patience et votre sérénité pendant mes révisions, je ne serais pas arrivé là où je suis. Mais… attention ! Vous devez aussi prendre soin de vos études… et laissez un peu de friandises pour papa et maman ! »
Sa petite sœur protesta en serrant le plateau entre ses mains :
« Ne dis pas que tu vas en garder pour les enfants du voisinage aussi ! Ils ne nous donnent rien du tout ! »
Sa mère fit un geste de la main et dit avec douceur mais fermeté :
« Non, ma fille, nous ne regardons pas ce que les autres ont… nous sommes satisfaits, et louange à Dieu. »
Des éclats de rire jaillirent ici et là, emplissant le petit coin de la maison de joie, jusqu’à ce que la mère se lève pour ramasser les assiettes et dise sur un ton empreint d’amour et de tendresse :
« Maintenant, chacun lave ses mains et sa bouche, se brosse les dents, et va se coucher. Et demain… nous écouterons vos rêves. »
La petite fille rit et dit en taquinant :
« Non, maman ! Je veux dormir avec le goût des friandises dans la bouche… pour en rêver ! »
Sa mère sourit et répondit en plaisantant :
« Et veux-tu laisser le monstre des caries s’amuser dans ta bouche ? Lave ta bouche, sinon… nous n’entendrons pas ton rêve demain matin à cause de l’odeur ! »
Lorsque le silence enveloppa la maison et que tous furent endormis, le père rentra du travail, visiblement marqué par la fatigue. La mère s’assit à ses côtés pour lui raconter tout ce qui s’était passé et lui présenta un petit plateau de friandises, posé dans une assiette de cuivre ancienne qu’elle avait conservée depuis son trousseau de mariage.
Le père demanda, intrigué :
« D’où Numan a-t-il tiré l’argent pour ces friandises si raffinées ? »
La mère répondit calmement :
« Je ne lui ai pas demandé… il travaille, et aujourd’hui il est heureux et fier, et je ne voulais pas gâcher sa joie. »
Le père, la regardant avec attention, ajouta :
« J’ai vu deux boîtes venant de magasins réputés… je veux savoir comment il les a obtenues. »
La mère dit doucement, d’un ton rassurant :
« Je lui demanderai demain matin. Laisse sa joie intacte ce soir. »
Le père hocha la tête et sourit :
« N’oublie pas seulement d’envoyer un peu de cette joie à mes parents, à mes frères et à leurs enfants, et à qui tu veux partager le succès. »
La mère répondit avec satisfaction en murmurant :
« J’aurais voulu le faire, mais la quantité ne suffit pas pour tous ! »
Après avoir terminé les tâches de la cuisine, elle s’allongea près de lui. Un silence doux, presque comme une prière, les enveloppa.
Avant l’aube, Numan se leva, fit ses ablutions, puis étendit son tapis dans un coin éloigné des pieds de ses frères et effectua deux rak‘ahs. Il leva la tête vers son père endormi et murmura doucement :
« Ne t’inquiète pas, papa… je suis comme tu me connais, avec la permission de Dieu. »
Il retourna se coucher, lut les deux sourates de protection, puis ferma les yeux.
Au premier appel à la prière, il se leva de nouveau, fit ses ablutions, pria, puis réveilla ses frères avec douceur et les aida à se préparer. Il prépara silencieusement la table : pain, olives, thym, lait et thé. Puis il sortit de sa poche trois billets et les tendit à sa mère en disant :
« Mon maître m’a donné cent livres pour acheter les friandises, puis il m’a offert ces trois billets… il a dit que c’était un cadeau pour ma réussite. Voilà tout l’argent, maman. »
Sa mère les prit et embrassa sa tête :
« C’est pour toi, mon fils, c’est ta joie… et notre joie pour toi nous suffit. »
Puis elle se tourna vers les autres frères et dit avec fermeté et tendresse :
« Et vous, me promettez-vous d’être comme lui ? »
Tous répondirent en chœur :
« Oui, maman ! »
Mais Numan restait songeur. Sa mère lui demanda :
« À quoi penses-tu, mon fils ? »
Il répondit d’une voix calme :
« Je pense à quitter le travail chez M. Abu Mahmoud pour me préparer à remettre mes dossiers à l’université de Damas… ou au moins dans un institut moyen. »
La mère dit d’une voix rassurante :
« Je parlerai avec ton père, et je pense qu’il ne s’y opposera pas. Tu connais mieux ton avenir, Numan. »
À ce moment, le père entra dans la cuisine et dit :
« Bonjour ! »
Tous répondirent d’une seule voix :
« Bonjour, papa ! »
Il s’assit à côté de Numan et posa sa main sur son épaule :
« Félicitations pour ta réussite, mon fils ! »
Numan embrassa la main de son père et murmura :
« Que Dieu vous bénisse, papa et maman. »
Puis il demanda la permission de partir. Le père se tint avec lui à la porte et dit calmement :
« N’aie pas peur de ma sévérité… je crains seulement pour toi. J’ai entendu ta conversation avec ta mère… l’avenir t’appartient, et tu en sais plus que moi… et j’ai confiance en toi. »
Il tapota son épaule et ajouta :
« Que la sécurité t’accompagne. »
Numan partit tôt, se dirigeant vers son travail, tandis que le père retournait à son lit pour achever son sommeil jusqu’à huit heures. À cette heure-là, les frères de Numan se préparèrent pour aller au kuttâb, ces petites maisons du quartier où une femme âgée, connue sous le nom de « Al-Khajja », les initiait patiemment aux parties du Coran qu’elle enseignait avec amour, de « ‘Amma » à « Tabāraka ».
Lorsque le tumulte du matin se calma et que la mère eut fini ses tâches, elle s’installait devant sa machine à coudre pour les aghbani, brodant avec des fils de soie colorés sur les pièces de tissu, tissant ainsi son gagne-pain avec l’aiguille, comme elle le faisait depuis des années.
Les broderies aghbani constituaient sa source de revenus. Elle recevait les tissus et les fils de ses employeurs, et les transformait en pièces décorées avec finesse, fruit de son savoir-faire. Parfois, l’un de ses enfants l’accompagnait pour porter les tissus. Numan avait fait ce travail pendant des années, jusqu’à ce que ce rôle revienne aujourd’hui à son plus jeune frère.
Chapitre Quatrième – Un retour renouvelé 04
Le matin venait à peine d’éclore sur les ruelles anciennes de Damas lorsque Numan entra dans le magasin de tissus comme à son habitude, tôt, précédant même les murmures de la première lumière. Il ouvrit les serrures de ses mains expertes, puis se mit à nettoyer le sol et à réarranger les étoffes avec un soin qui ressemblait à celui d’un chercheur d’un trésor enfoui.
Avant l’arrivée de son maître, il fit bouillir de l’eau et prépara pour lui une tasse d’infusion de plantes florales, comme il avait l’habitude de le faire chaque matin.
Le Haj Abu Mahmoud, propriétaire du magasin, entra en répétant sa salutation habituelle d’une voix ferme :
« Bonjour ! »
Numan lui répondit d’un ton discret, teinté de politesse :
« Bonjour, mon maître. »
Ce matin-là, cependant, le Haj le surprit par un léger sourire et une voix douce :
« Aujourd’hui… je voudrais un café au lieu de l’infusion. Nous le boirons ensemble. Sais-tu préparer le café ? »
Numan se dirigea vers la petite pièce et répondit :
« Bien sûr, mon maître, mais… pardonne-moi, je n’ai pas envie de boire de café. »
Une voix derrière la porte lui parvint, teintée d’un sourire discret :
« Tu le boiras, et tu ne refuseras pas ma demande comme d’habitude. N’est-ce pas ? »
Numan répondit avec un sourire fatigué :
« Très bien… comme vous le souhaitez, mon maître. »
Puis il murmura pour lui-même :
« Et quel goût aurait le café sans cigarette ?! Ce sont des jumeaux inséparables… »
Le Haj lui demanda la quantité de sucre, et Numan répondit :
« Comme vous l’aimez. »
Quelques minutes plus tard, Numan revint, portant un petit plateau sur lequel reposaient deux tasses de café et un verre d’eau froide. Il le posa sur la petite table à tiroirs et tendit la première tasse au Haj avec un sourire un peu forcé :
« Voilà, mon maître… »
Il le scruta d’un regard attentif, puis dit, intrigué :
« Je te trouve inhabituellement silencieux ce matin. Puis-je savoir pourquoi ? »
Numan prit une profonde inspiration, puis répondit en tentant de dissimuler sa tension :
« Rien… juste la certitude que tu n’es pas de ceux qui accompagnent le café. »
Le Haj laissa échapper un petit rire :
« C’est vrai, mais aujourd’hui, je voulais un café en ta compagnie, et que tu me racontes les détails de ce qui s’est passé hier soir. Parle-moi de ton absence du magasin, depuis que tu es parti avec le tissu… jusqu’à ton retour avant la fermeture. »
Numan le regarda attentivement, puis dit :
« Mais, mon maître… te fâcherais-tu si je te demandais trois choses ? »
Le Haj haussa les sourcils :
« Cette fois seulement… je ne me fâcherai pas. Vas-y, dis ce que tu veux. »
Numan s’éclaircit la gorge et dit :
« Premièrement, excuse-moi, je ne veux pas parler de ce qui s’est passé hier. Deuxièmement, je souhaite te rendre la somme que tu m’as donnée ; ce que tu as offert pour les douceurs me suffit. »
Il posa calmement trois billets devant son maître.
Le Haj le regarda un instant, puis demanda :
« Et la troisième chose ? »
Numan répondit d’une voix mêlant détermination et tristesse :
« Je te prie de chercher un nouvel employé pour le magasin, et je resterai à ton service jusqu’à ce que tu trouves un remplaçant… »
Le Haj resta silencieux un moment, comme s’il lisait entre les lignes, puis dit d’un ton plus posé :
« Et quoi d’autre ? »
À ce moment-là, un homme au port digne entra dans le magasin. Il s’avança lentement et dit avec une grande politesse :
« Salam alaykoum… Je vous prie de m’excuser, puis-je me joindre à vous ? »
Le Haj Abu Mahmoud se leva pour l’accueillir chaleureusement :
« Wa alaykoum as-salam wa rahmatoullah wa barakatouh, sois le bienvenu. Nous allions justement parler de ce qui s’est passé hier soir… Installe-toi, je t’en prie. »
Pendant ce temps, Numan transporta les tasses et le verre dans la pièce adjacente, s’asseyant pour terminer son café dans un silence lourd. Au fond de sa poitrine bouillonnait un sentiment brûlant de refus : il n’acceptait guère que son maître laisse cet homme s’installer, un homme qui était resté silencieux lorsque sa fille s’était mal comportée en public.
L’homme demanda au Haj de lui parler à l’écart. Le Haj Abu Mahmoud se tourna et appela d’une voix forte :
« Professeur Numan, mon garçon ! Apporte-nous quelques douceurs du magasin où tu les as achetées hier… Prends l’argent sur la table. »
Numan quitta le magasin, puis revint environ une demi-heure plus tard, portant un plateau de baklava. Il le posa dans une petite assiette et le tendit à son maître sans prononcer un mot, puis sortit précipitamment pour se tenir sur le trottoir d’en face, à l’écart des regards, allumant une cigarette en attendant que l’homme parte.
Les clients entraient un à un. Le Haj leur faisait signe d’attendre le retour de Numan.
Un des clients appela un porteur, qui arriva rapidement, demandant Numan. Le porteur lui désigna le trottoir :
« Il est là-bas, sur le trottoir. »
Le client dit :
« S’il te plaît ! Appelle-le pour qu’il t’indique les marchandises préparées pour moi et les mette dans ma voiture. Voici ton paiement d’avance… »
Il montra sa voiture blanche derrière un camion proche, puis ajouta :
« La porte arrière est ouverte, fais attention à la marchandise. »
Le porteur se retourna en appelant :
« Monsieur Numan ! Ne bloquez pas notre travail, nous avons du travail à faire ! »
Numan entra silencieusement et désigna une grande boîte en carton :
« Porte ceci et mets-le dans la voiture du commerçant Abu Said, et si tu veux, prends plus de travail en revenant. »
Les clients continuaient de poser des questions, et Numan répondait avec politesse et patience. L’un d’eux voulait un tissu qu’il avait rapporté auparavant ; Numan lui répondit avec regret :
« Malheureusement, Abu Zuhair, nous avons vendu le tissu hier. »
Le commerçant demanda à être servi rapidement, et Numan se tourna vers son maître, qui prit la parole avec le client et lui promit de faire de son mieux.
L’homme étranger resta à sa place, observant Numan dans un silence lourd, tandis que Numan faisait semblant de ne pas le voir, s’attardant près de la porte.
Enfin, le Haj Abu Mahmoud l’appela. Numan s’approcha et répondit avec gentillesse :
« Oui, mon maître, puis-je vous apporter quelque chose ? »
Le Haj Abu Mahmoud désigna l’homme du geste et dit :
« Non… mais Monsieur Ahmed veut quelque chose de toi. »
Numan soupira et répondit :
« Très bien, si Dieu le veut. Que veut-il encore ? »
Le Haj se redressa, ajusta son vêtement et dit avec un léger sourire :
« Il est temps de prier, je vais au mosque. »
Puis il prit un petit sac contenant une serviette et ses sandales, se dirigea vers la porte en leur adressant un sourire discret et quitta le magasin, laissant Numan sur le seuil d’un moment nouveau… un moment qui n’avait rien à voir avec les après-midis précédents.
Chapitre cinq : Excuses 05
Le visage de l’homme s’éclaira d’un sourire alors qu’il tendait la main et disait d’une voix calme :
« As salâm ‘alaykum. »
Numan leva les yeux vers lui et répondit à la salutation brièvement, avant de lui serrer la main lentement, comme si quelque chose en lui le retenait, mais il finit par accomplir le geste dû à la rencontre.
Le visiteur s’assit, ayant légèrement levé les mains comme pour demander la permission de prendre place, puis parla d’une voix mêlée d’hésitation :
« Le Haj Abu Mahmoud, le propriétaire du magasin, m’a beaucoup parlé de toi… Il m’a dit que tu es un jeune homme appliqué, à tel point que tu ne prêtes attention à aucun passant sur ton chemin, concentré uniquement sur ton but et sur l’objectif que tu poursuis… Il m’a beaucoup parlé de toi, et je pense qu’il est temps que nous fassions plus ample connaissance. »
Il prit une légère inspiration et ajouta :
« Je ne prendrai pas beaucoup de ton temps, car je sais que tu as des obligations.
Je m’appelle Ahmed Abdel Karim, ingénieur en construction, musulman sunnite, j’ai quarante cinq ans et je viens de Beyrouth. J’y possède un bureau d’ingénierie et je suis associé dans l’une des plus grandes entreprises de construction, fondée il y a longtemps par le père de ma défunte épouse, puis rejoints plus tard par le mari de sa sœur et plusieurs membres de sa famille, parmi les ingénieurs et entrepreneurs les plus éminents. »
Il marqua une courte pause, comme pour reprendre son souffle, puis poursuivit d’une voix basse :
« Ma femme et mon jeune enfant sont morts dans un tragique accident il y a environ un an, à Beyrouth. Il ne reste que moi et ma fille unique, Munâ… la même qui était avec moi hier. »
Un silence s’installa un instant, avant qu’il reprenne, sa voix trahissant l’émotion :
« Depuis ce drame, j’ai consacré ma vie à elle. Je fais tout ce qu’elle demande afin qu’elle ne souffre pas de l’absence de sa mère et de son frère, ou qu’elle ne ressente pas la solitude. Hier… lorsqu’elle t’a offensé, Numan, je jure qu’elle ne le faisait pas exprès. Elle n’a pas dormi cette nuit-là ; je lui ai parlé d’un ton qu’elle n’avait jamais entendu de ma part et je l’ai mise en garde contre son comportement. »
Numan leva lentement la tête, sa voix teintée d’une légère tristesse :
« Que Dieu ait pitié de ceux que vous avez perdus et les recompense par le paradis… mais, s’il vous plaît, quel rapport ai je avec tout cela ? »
Monsieur Ahmed lui sourit avec amertume et dit :
« Tu as parfaitement raison de t’étonner… Quel rapport as tu avec ce qui s’est passé ? Pourquoi sommes nous à Damas ? Pourquoi cherchions nous exactement ce tissu ? Et pourquoi Munâ s’est elle fâchée en le trouvant chez vous, la considérant comme non coopératif ? »
Il prit une profonde inspiration, puis reprit :
« Ce que je vais te dire n’est pas une justification de ce qu’elle a fait, ni parce qu’elle est une enfant gâtée, ni parce qu’elle est ma fille unique, mais simplement parce qu’elle… représente ma vie. Une petite fille, sensible, qui a perdu sa mère il n’y a pas si longtemps, et qui reste attachée à elle. »
Puis il se tut brusquement et sortit un mouchoir de sa poche pour essuyer des larmes qui s’étaient échappées sans permission, tandis que le blanc de ses yeux se teintait d’un léger rouge. Il baissait la tête pour dissimuler son émotion, puis dit d’une voix étouffée :
« Sa mère a été brûlée dans cet accident… ainsi que son frère. »
Sa voix se fit alors tremblante :
« Elle portait une robe neuve, conçue par le meilleur des tailleurs. Elle aurait été comme une reine lors de la cérémonie de réussite de notre fille Munâ… Et son grand père et sa grand mère, les parents de ma défunte épouse, que Dieu ait leur âme, avaient organisé cette célébration comme surprise pour notre fille unique, le jour de son bac avec mention très bien. Mais le drame a frappé : ma femme et mon petit garçon ont été victimes de cet accident alors qu’ils se rendaient avec ses parents à l’hôtel déjà réservé pour l’occasion. Il ne reste que quelques morceaux du tissu de cette robe, à peine suffisants pour identifier son type ou sa matière. La pièce que Munâ possède est la plus grande de celles qui subsistent. Depuis des mois, elle insiste pour acheter un tissu similaire afin de se confectionner une robe qu’elle portera en mémoire de sa mère, de son frère et de ses grands parents. Munâ et ses tantes ont cherché dans tous les magasins de tissu au Liban… jusqu’à ce que le tailleur qui avait conçu la robe leur indique le commerçant qui l’avait vendue, précisant que ce type de tissu venait de Damas, réservé à des occasions très particulières. C’est ainsi que nous sommes venus. Depuis une semaine, nous cherchons chaque jour, du matin au soir. »
Au début, Numan écoutait d’un air froid, le dos droit contre la chaise, mais peu à peu ses traits commencèrent à se transformer. Il se pencha vers l’homme, tendit de nouveau la main et dit d’une voix tremblante d’émotion :
« Je vous présente mes excuses, monsieur, si quelque chose dans mon comportement vous a offensé… Mais pourquoi m’avez vous laissé derrière hier ? Vous êtes même entré dans des magasins dont vous n’aviez nul besoin… J’ai eu l’impression que vous me punissiez ! J’ai commencé à croire que vous vouliez m’humilier… Je vous suivais comme un esclave. Ai je eu tort ? Pardonnez moi, tout s’est mêlé dans mon esprit et j’ai souffert. »
Il baissa la tête, puis continua, essayant de lui faire comprendre que tout ce qui s’était passé n’était pas des paroles dures… mais une atteinte à quelque chose de fragile en lui, quelque chose dont le nom n’était pas encore formé :
« J’ai tout gardé pour moi, par respect pour moi-même… et pour mon maître. Il a vu en moi une image de ses rêves, et m’a confié une responsabilité qu’il n’avait pu réaliser dans sa jeunesse. Il misait sur moi. C’est pourquoi je suppliais certains commerçants et porteurs de ne pas révéler à mon maître ce qu’ils avaient vu. Certes, je suis un simple employé, mais je sais réfléchir et placer mes pas là où il le faut. Alors, s’il vous plaît, monsieur… laissez moi tranquille. Transmettez à votre fille mes excuses, ou dites lui la vérité, et faites lui savoir que je regrette profondément la perte de sa mère, de son frère et de ses grands parents. »
Le Hajj Abou Mahmoud entra dans le magasin. Numan se leva aussitôt, présentant de nouveau ses excuses à l’invité, puis accueillit son maître à la porte avec un profond respect :
« Qu’Allah accepte vos œuvres, mon maître. »
Le maître répondit calmement :
« Qu’Allah accepte de nous et de vous les bonnes actions. »
Il s’assit derrière son bureau et demanda :
« As tu pu fournir la commande de M. Abou Zouheir ? Je l’ai rencontré à la mosquée, il m’a de nouveau interrogé à ce sujet. »
Numan s’avança à pas légers et murmura :
« Maître, la commande qu’Abou Zouheir désire… se trouve chez cet homme. Je vous prie, je ne souhaite pas lui parler à nouveau. »
Puis il leva la tête et dit d’une voix audible :
« Avec votre permission, je vais accomplir la prière de Dhuhr. »
M. Ahmed resta assis, le regard plongé dans les papiers entre ses mains, comme s’il cherchait au-delà des simples comptes.
Numan revint de sa prière et trouva le tissu étalé sur la table, sans trace de ses morceaux. Il regarda son maître, étonné, mais ce dernier sourit et dit d’une voix calme, empreinte d’un mystère subtil :
« S’il te plaît, mesure deux mètres et demi de ce tissu et ajuste ses données. M. Abou Zouheir viendra le récupérer. Apporte un bon papier d’emballage et un sac approprié… des magasins de détail. Cette fois, le coût… sort de ta poche. »
Puis, remarquant l’étonnement sur le visage de Numan, il ajouta :
« Nous en reparlerons plus tard. »
Numan exécuta la tâche demandée et revint avec le sac élégant, remettant le paquet à son maître :
« Voici, mon maître. »
Quelques minutes plus tard, le commerçant Abou Zouheir entra. Numan lui remit le tissu et son maître encaissa le paiement. Le commerçant s’éloigna rapidement.
Numan s’approcha de son maître et demanda d’une voix prudente :
« S’il vous plaît, comment cela s’est-il passé ? »
Le maître sourit et répondit :
« C’est simple. Un homme avait acheté une certaine quantité de tissu par erreur ; il n’avait besoin que de deux mètres et demi et avait payé plus que nécessaire. Dans le même temps, nous avions un commerçant qui avait besoin du reste du tissu, quoi qu’il en soit. Nous avons satisfait leurs deux demandes, et je t’ai considéré comme le commerçant de détail qui a vendu le reste à M. Ahmed… tout bénéfice réalisé t’est revenu, sans que tu t’en rendes compte. »
Il sortit alors une somme d’argent et dit avec une insistance douce :
« Voici l’argent, il te revient de droit. »
Numan répondit avec franchise :
« Excusez-moi, mon maître… je travaille ici et je reçois mon salaire régulièrement. Je ne pense pas avoir accompli quelque chose qui mérite cela. »
Le maître secoua la tête et remit l’argent dans un petit coffre, disant avec fermeté et tendresse :
« Alors, je le garderai pour toi jusqu’à la fin de ton service. Maintenant, l’heure de fermeture approche, je vais monter pour manger et me reposer. Tu fermes le magasin… et tu trouveras quelqu’un qui t’attend à la porte. »
Puis il ajouta après un instant, d’un ton soigneusement choisi :
« C’est une invitation à déjeuner. Et je fais pleinement confiance à son hôte, ne le mets pas dans l’embarras en refusant. J’ai confiance en toi et en ton jugement, fais ce que tu juges approprié… mais n’oublie pas de rouvrir le magasin après le déjeuner. Que Dieu te protège. »
Le maître monta l’escalier latéral à pas calmes, murmurant des prières et des invocations de pardon, tandis que Numan restait debout, l’esprit encombré de questions :
« Qui est cet homme ? Pourquoi m’invite-t-il ? Puis-je lui faire confiance ? Dois-je présenter mes excuses avec politesse ? »
Pourtant, une voix faible à l’intérieur de lui l’encourageait à accepter… peut-être par simple curiosité, ou peut-être pour quelque chose de plus subtil… quelque chose qui ressemblait à la justice.
Chapitre Six – Une invitation à déjeuner 06
Numan ferma la porte du magasin derrière lui et se tint sur le trottoir, attendant. À peine quelques instants plus tard, une voiture noire de marque Buick ralentit devant lui, avançant péniblement dans l’étroite circulation. La vitre s’abaissa et le visage de M. Ahmed apparut, souriant, sa voix légèrement pressée :
« Dépêche-toi, mon garçon ! La rue est étroite et les voitures derrière commencent à klaxonner ! »
Numan hésita un instant, puis ouvrit la portière et s’assit à côté de l’homme, refermant la porte doucement avant de lui adresser son salut timide. M. Ahmed l’accueillit avec une chaleur sincère :
« Bienvenue, M. Numan, et merci d’avoir accepté mon invitation… Non, merci doublement, parce que tu m’as cru et m’as fait confiance ! »
L’homme savait parfaitement que Numan n’aurait pas accepté sans la recommandation de Hajj Abu Mahmoud, ce vieil homme qui occupait une place dans le cœur du jeune homme comme le tronc solide d’un arbre d’enfance.
Numan répondit avec douceur et prudence :
« Mais je vous prie de ne pas trop nous éloigner, je dois être de retour au magasin à quinze heures quarante-cinq pour préparer quelques affaires avant l’arrivée de Hajj. »
M. Ahmed sourit avec assurance :
« Ne t’inquiète pas, j’en ai informé Hajj et j’ai arrangé les choses avec lui. Nous ne serons pas absents longtemps… d’abord, sortons de cet embouteillage. »
La voiture s’engagea dans les rues de Damas, jusqu’à s’arrêter devant l’entrée d’un hôtel élégant où résidaient M. Ahmed et sa fille. Ils montèrent ensemble dans la chambre qu’il avait réservée à l’avance. À peine entrés, il lui fit signe de s’asseoir sur un canapé placé près de la fenêtre, puis appela d’une voix chaleureuse :
« Mona ! Ma chérie… nous sommes arrivés, et voici M. Numan, qui a insisté pour m’accompagner afin de te présenter ses excuses ! »
Numan resta figé sur place, regardant l’homme avec une surprise qu’il ne tenta pas de cacher, et dit :
« Des excuses ?! Que voulez-vous dire, monsieur ? »
M. Ahmed fit un geste de la main, énigmatique, et murmura sur un ton presque plaisant :
« Ne te concentre pas trop, M. Numan… cette fois, coopère juste avec moi… je t’en prie. »
Mais Numan ne se laissa pas prendre à ce jeu. Il se leva brusquement, sa voix trahissant une pointe de douleur :
« Je suis désolé… je ne peux pas faire partie de cette mise en scène. Ce qui s’est passé hier a suffi, et je ne veux pas que cela se répète. Je retourne à mon travail… assalamu ‘alaykum. »
Il se dirigea vers la porte d’un pas ferme, mais M. Ahmed le rattrapa, lui saisit le bras doucement et murmura avec sincérité :
« S’il te plaît, reste… juste cette fois. C’est moi qui viens m’excuser auprès de toi, je ne t’ai rien demandé d’impossible… accorde-lui juste une chance… je t’en prie. »
Des lueurs d’espoir brillaient dans ses yeux alors qu’il tenait le bras de Numan, comme s’il s’agrippait à une planche de salut. Mais à ce moment, une voix surgit de l’intérieur de la pièce, tranchante et colérique :
« Je ne veux pas le voir ! Fais-le sortir, papa ! Je ne veux pas voir cet imbécile ! »
C’était la voix de Mona. Malgré cela, M. Ahmed ne lâcha pas le bras du jeune homme, mais lui fit signe de le suivre jusqu’au salon du rez-de-chaussée, où ils pourraient parler calmement.
Ils s’assirent dans un coin tranquille du salon, et M. Ahmed parla d’une voix basse, mêlant peine et supplication :
« Oublions ce qui s’est passé et recommençons. Je t’ai parlé de l’accident, mais je ne t’ai pas expliqué comment il a laissé en Mona une blessure qui ne guérit pas. Perdre une jeune fille de son âge, en une seule fois, sa mère, son frère et ses grands-parents… c’est insupportable pour l’esprit et le cœur. Après cet événement, elle est devenue une autre personne. Elle ne fait plus confiance à personne, et tout geste qu’elle perçoit comme atteinte à la mémoire de sa mère lui semble une attaque personnelle. »
Il fit une pause, puis poursuivit en plongeant son regard dans celui de Numan :
« Ton comportement d’hier… ton calme, ton contrôle de toi-même, c’était un noble acte d’une rare noblesse. Mais Mona l’a perçu comme de l’indifférence, une humiliation voilée. Ce morceau de tissu qu’elle portait… appartenait à sa mère et ne l’a jamais quittée depuis sa disparition. La colère des souvenirs la fait voir chaque geste affectueux comme une menace et chaque bonté comme une tromperie. Depuis la mort de sa mère, elle marche sur une plaie ouverte, blessant et se blessant, sans le savoir. »
Il essuya une larme qui coula sur sa joue et soupira :
« Je ne t’ai pas demandé de t’excuser parce que tu as commis une erreur, mais simplement pour l’aider à alléger sa peine, et à sortir de l’ombre de cette tragédie qui ne la quitte jamais. Crois-moi, ce n’est pas la première fois qu’elle perd un ami et gagne un ennemi à cause de sa façon d’exprimer les choses. Nous avons perdu nos proches à Beyrouth… c’est pour cela que nous sommes venus à Damas, en quête d’un nouveau départ, et aussi à la recherche d’un tissu damascène authentique. »
Puis il esquissa un sourire fatigué et tendit la main vers Numan, en disant :
« Devons nous nous serrer la main à nouveau ? J’ai besoin d’un ami comme toi… et j’ai l’impression que Dieu t’a envoyé vers moi. Je ne sais pas pourquoi je me suis senti à l’aise en parlant avec toi… mais, oh, le poids que je porte, oh, l’amertume de cet accident qui m’a changé bien plus qu’il n’a changé ma fille pour toujours. Depuis que j’ai perdu ma femme et mon enfant, Mona est toute ma vie… je la vois même comme une extension de mon âme, et je n’ai qu’un seul souci désormais : la protéger. »
Et malgré son ouverture aux autres, dans le cœur de M. Ahmed persistait une appréhension constante, qui l’empêchait de s’abandonner complètement. La peur de la colère de Mona, la crainte de la décevoir, de lui faire du tort, gouvernaient chacun de ses gestes. Ce vieux sentiment de culpabilité, qu’il ne pouvait effacer, le poussait à sacrifier sa fierté devant Numan, dans l’espoir de la sauver.
Numan regarda la main tendue, puis la serra doucement, disant :
« Votre amitié me fait plaisir, monsieur… et je serai à votre service autant que je le pourrai. Quant à votre fille… c’est une autre affaire. Je ne peux établir de relation avec elle… ni conversation, ni même regard. Je vous prie de comprendre ma position. »
M. Ahmed sourit avec compassion et répondit :
« Tu as raison, mon fils… et malgré tout, merci. Juste… permets-moi de t’inviter demain à un déjeuner

Au Seuil du Rêve-02

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